150 ème RéSolutions Hebdo – Edition Spéciale

 

Efficacité et Efficience

 

  1.  Présentation de la thèse 
  2. Les approches occidentale et chinoise et leurs différences
  3. Les origines de ces différences
  4. Efficacité et Efficience
    • au cœur de la différence des 2 approches.
    • leur prolongement sur la notion de performance
    • leur impact sur la raison d’être d’une entreprise.


(Note : les mises en caractères gras sont le fait de RéSolutions)

                                      ***

 1. Présentation de la thèse.

Docteur en sémiologie, vous êtes le président et le référent scientifique de TalentReveal, société spécialisée dans la détection, l’évaluation, le développement des aptitudes naturelles humaines.

En 2016 vous avez soutenu à l’Université Paris Diderot votre thèse  intitulée  « Stratégie d’actualisation des potentiels. Entre la métis grecque et le che chinois », une thèse de près de 1000 pages consacrée à l’histoire et à la pratique occidentales et chinoises de la stratégie.

Ce travail est à la croisée de multiples disciplines. Pouvez-vous nous préciser lesquelles ainsi que la logique et le pourquoi de ce choix?

Mon grand-père maternel était Breton. Un gaillard de près d’1 mètre 90. Il était rude, parlait peu, avait la main lourde, l’accent difficile et le regard rusé d’un renard. J’étais un petit d’homme d’à peine 7 ans quand je lui ai demandé pourquoi il laissait certains champs « sans rien pousser ». J’ai la mémoire vive de son regard et du ton de sa voix avec laquelle il m’a dit : « la terre doit se reposer pour qu’elle offre le meilleur. On ne force pas les plantes à pousser ». Cette phrase m’a marqué, car elle venait d’un homme qui connaissait intimement la terre. J’ai en mémoire la vision de ses mains épaisses et burinées par le cours des saisons et les décennies de labeur. Bien que fortes, elles ne pouvaient rien contre les principes de la nature.

C’est pourquoi, quelques décennies plus tard, j’ai favorisé la transdisciplinarité, dans la lignée de Morin et de Nicolescu[1]. Je voulais investiguer non pas des points de vue, mais des vues du point. En effet, le problème des points de vue, c’est qu’ils sont fixes. Or la vue du point implique cette extériorité à partir de laquelle il est possible de se mouvoir. Je voulais étudier les écarts de pensée afin de m’offrir de nouvelles ressources de la pensée.

La sinologie, la philosophie, la sémiologie, l’anthropologie, la botanique sont les disciplines à partir desquelles j’ai tressé ma thèse. Ce tressage m’a conduit en Chine, dans l’Himalaya, en France. Je voulais aller observer ailleurs comment l’on ne pense pas « comme » chez nous. C’est dans l’entre des cultures, à l’écart des évidences – ce que l’on ne pense plus -, qu’il m’a été possible de ressourcer la pensée, puis, de dissoudre les idéologies posées sur les mots stratégies, potentiels, actualisation.

C’est en sachant d’où l’on pense qu’il devient possible d’appréhender les nuances et les « en-face ». N’est-ce pas ici que le mot humilité (humilis) prend son sens ? s’incliner devant ce pour quoi on ne peut rien forcer, obliger ? J’insiste sur ce point, car sans humilité, la thèse de doctorat deviendrait le faire valoir d’un avis que celle-ci vient « justifier ». Ce n’est ni son objet, ni son intention. C’est pourquoi, pour l’un des corpus de ma thèse, j’ai passé plusieurs mois à observer cinq variétés de plantes pousser, afin d’appréhender les principes du vivant (botanique) et leur proximité avec la pensée chinoise (sinologie) : Procès, non-agir (wuwei), processivité, etc.

 

Pourquoi cette thèse ? Quelle était votre motivation au moment de démarrer cette recherche qui vous a retenu 5 ans ? Quels en étaient les objectifs et les hypothèses de départ ? Quels constats faisiez-vous au moment de lancer votre réflexion ?

 

 Je voulais prolonger une première recherche réalisée à l’Université de Tours dans le cadre d’un DESS (devenu Master 2). J’avais produit une thèse professionnelle de 400 pages sur le sujet de l’émergence et l’actualisation des potentiels humains. Les mots potentiel et actualisation me fascinaient parce qu’ils impliquaient une complexité extérieure au seul intellect, que je percevais un univers de possibilités pour lequel j’éprouvais la frustration liée à son inaccessibilité.

A l’époque (2006), il me fallait digérer cette première production. Je l’ai mise en expérimentation pendant 4 ans ; car toute étude de ce type doit être suivie de sa mise en pratique pour valider ou invalider les principes proposés.

J’ai continué d’étudier, d’une part parce que la connaissance appelle la connaissance et son utilité, d’autre part, parce que l’étude s’apparente à une Enquête emplie d’énigmes qu’il convient de résoudre, à défaut étonnamment, de tout comprendre.

En 2010, j’ai repris l’étude première en amorçant ce doctorat à l’Université Paris 7. J’étais décidé à m’engager dans l’approfondissement des mots potentiel et actualisation. Le mot stratégie n’étant que sa modalité opératoire, il n’était pas le point de départ de ma thèse, mais une modalité pratique. Il faut bien comprendre que le mot potentiel et son en face chinois, che, ne sont pas une « chose », ce n’est pas un simple quoi que l’on explique avec du raisonnement classique. Le mot n’est ni rationnel, ni irrationnel. Il implique une somme de facteurs complexes qui échappent au plus grand nombre, et qu’il convient d’apprécier (au sens d’évaluer, d’appréhender, de détecter, etc.).

Mon hypothèse de départ était audacieuse. En effet, elle posait l’idée que notre langue n’est ni adaptée pour observer le potentiel et opérer en stratège, ni utilisée en compétences pour apprécier les possibilités qu’offrent cette « notion ». Par exemple, dans le monde de la « stratégie », presque tout le monde utilise le mot « objectif » comme un mot évident sensé dire quelque chose à atteindre, une fin, une cible, or ce mot est un dérivé métaphorique de la ligne objective militaire, elle-même dérivée du « plan géométral ». Une métaphore ne peut être élevée au rang de principe opérant. Donc le mot objectif a été écarté des mots utiles à l’opératoire stratégique.

L’opératoire stratégique, n’implique pas l’usage fonctionnel de ce mot, justement parce qu’il est métaphorique. Le mot objectif[2], tel qu’on l’utilise, s’établit à partir de 1857, ce qui posait la question : mais avant, comment disait-on de manière correcte et propre ?

Je voulais retrouver la compétence de ma langue, pour ensuite investiguer la langue chinoise ; puis de cette mise en écart, proposer de nouvelles options de penser, donc d’agir(s).

L’intention de ma thèse a été de re-questionner jusqu’aux origines de notre langue (phénicienne). En particulier la manière dont les mots ouvrent et ferment notre capacité à collaborer avec le vivant, à appréhender ce que nous appelons le réel. C’est pourquoi j’ai étudié l’écriture chinoise, mais aussi l’écriture égyptienne, en particulier, comment ces formes d’écritures se sont élaborées dans le temps. En effet, je souhaitais d’une part, arriver à proposer une théorie de l’actualisation du potentiel, d’autre part, à poser les bases d’une nouvelle forme d’écriture dont l’utilité serait de pouvoir décrire tout processus d’actualisation quelle que soit la culture, et ce, sans être encombré par les modèles conceptuels de notre culture. 5 ans, c’est court. Il a fallu arrêter. Mais le projet s’est poursuivi. C’est pourquoi j’ai décidé de poursuivre mes travaux en 2022 en retournant à l’Université, en particulier pour approfondir mes connaissances en lexicographie.

 

Sur quels chercheurs et sur quels travaux préexistants vous êtes-vous appuyés ?

  François Jullien a « nourri » cette thèse. Je l’ai rencontré plusieurs fois au cours des cinq années, car c’est par et grâce à lui que j’ai rencontré mon directeur de thèse, Pierre Chartier. J’ai participé à ses séminaires et j’ai décortiqué l’intégralité de son œuvre. Mais si l’œuvre de Jullien fut le fil rouge, il ne fut pas le point central. Clausewitz, Champollion, Bachelard, Billeter, Cheng, Chong, Wang, Darwin, Détienne et Vernant, Levi-Strass, Mao, TCHOUANG-TSEU, Trewavas ou encore Chemla et Shuchun dans l’étude des Neufs Chapitres sur les procédures des mathématiques, et plus d’une centaine d’autres, sur les sujets de la botanique, de l’hellénisme, de la Chine, du cerveau sont venus, non pas en appui, puisque peu ont pris le mot potentiel comme sujet d’étude, mais ont apporté une connaissance à partir de laquelle, j’ai élaboré une théorie relative à mon sujet de thèse : Stratégie d’actualisation des potentiels, entre la mètis des grecs et le che chinois. J’ai eu le privilège d’avoir bénéficié des conseils avisés et sages de Pierre Chartier, mon directeur de thèse. Les moments d’échange avec François Jullien ont tout le temps été féconds.

Ce qui a été formidable, c’est d’avoir pu garder une indépendance dans ma construction et mes investigations. Car s’il convient d’investiguer et d’étudier les travaux de référence, mais aussi des faits d’histoire, la thèse n’induit pas une soumission aux Grandes Idées existantes. Il faut aussi garder à l’esprit que le doctorat à pour intention de produire « quelque chose » d’utile. Ce n’est pas un prétexte pour accéder à un grade, mais l’opportunité d’épaissir la connaissance en maillant une modeste production à celles d’autres que nous.

2. Les approches occidentale et chinoise et leurs différences.

Votre thèse traite des approches occidentales et chinoises de la stratégie.

La stratégie, à bien y regarder et en synthèse, comprend deux composantes : 1. la  capacité à détecter les potentiels et 2. l’actualisation de ces potentiels (actualisation au sens de ce qui devient effectif et actif)

Vous vous êtes intéressés à mettre en regard les approches occidentale et chinoise de la stratégie.

Pourriez-vous préciser les principales différences entre les deux approches et en quoi elles diffèrent tant sur la notion de potentiel, que de sa détection et que de son actualisation ?

  Je ne parlerai pas de différence, mais d’écarts. La différence implique un fond d’entente à partir duquel on s’entend, on pense « pareil » à partir des mêmes origines. Le mot différence induit un principe de subjectivité où l’on catégorise, juge puisque l’on compare, distingue à partir de son point de vue : occidental.

Le mot différence attise l’idée d’avoir un avis, de (se) distinguer, alors que l’écart, objective par son seul principe ce quelque chose mis à distance. Or qu’est-ce que la mise en distance implique, sinon de la spatialité et de la temporalité. Il y a de l’écart entre la Chine et l’Europe. Deux pensées ayant évoluées sans avoir eu (le) besoin de se rencontrer. La pensée chinoise n’est en rien comparable avec la pensée grecque, l’écriture idéo-pictographique n’est pas une écriture sémantico-consonantique (alphabétique). Ses fondements ne sont en rien comparables à la Grèce antique, ni à Rome.

Si j’ai investigué les spécificités de chaque culture dans leur usage et la pratique du mot stratégie, cela a été pour mieux m’en écarter.

Ma thèse n’est pas une recherche sur la stratégie, elle est une recherche sur ce qu’elle est censée rendre actuelle. Il ne faut pas se tromper d’objet, donc d’intention. De cet entre, j’ai pu conduire ma recherche sur le sujet du potentiel et de l’actualisation.

 3. Les origines de ces « écarts » (pour ne plus parler de différences).

 

Comment expliquer ces écarts ? Vous insistez, dans votre thèse sur leurs origines culturelles. Celles-ci sont très puissantes et portent encore aujourd’hui nombre de nos comportements et de nos décisions. Lesquelles vous paraissent les plus importantes ?

Les deux cultures ont de puissantes bases à partir desquelles elles sont devenues les cultures actuelles. Et pourtant, elles ont par principe le négatif de leur positif, c’est-à-dire que chacune s’obstrue par ce qui l’anime. La langue française est une langue qui agrège d’autres langues, dont le latin, et avant lui le grec ancien. Le fait d’utiliser des mots au sens figuré et non au sens propre implique une chaîne d’écart qui conduit à perdre en puissance de pensée. Un peu comme lorsque l’on met de l’eau dans son vin…

Par exemple, la pensée chinoise utilise et maîtrise des notions comme wuwei 無為 (non-agir), c’est-à-dire le principe simple et « logique » qu’une fois que ce qui devait être fait l’a été comme il se doit, alors, il convient de ne rien faire de plus, de sorte que le processus d’actualisation ne dévie pas du résultat escompté. La particule er[3], que l’on retrouve dans l’expression wuwei er wu bu wei est pour cela remarquable dans le soutien à la pensée stratégique. En effet, là où nous avons réduit la majorité de nos options de pivots à « et » ou « ou », « par conséquent », la pensée chinoise a su préserver la ressource de cette particule. Par exemple, elle signifie une même logique déployée (ceci et par conséquent cela), une coexistence d’aspect opposé (ceci et en même temps cela), ou encore s’utilise comme pivot d’une réalité en devenir – actualisation – (adversatif et consécutif), etc.

Alors je comprends que cela fasse mal à la tête au début, mais il faut comprendre qu’une fois les courbatures de l’esprit passées, nous avons accès au bénéfice de cette nouvelle ressource « musculaire ».

Côté Occident, outre l’inexistence de ces notions dans notre paradigme, nous restons fixés à l’idée d’agir et de savoir décider, donc d’analyser pour performer, etc.

L’assemblage de ces mots est erroné et les conséquences inappropriées. L’agir implique le vieil héritage du héros grec et de la virtu (la virilité, le courage, la force, l’affrontement de la Fortune). Nous sommes convaincus que pour agir, il faut savoir décider, et pour savoir décider, il faut savoir analyser. Là encore, l’analyse est fondamentalement abstractive (axiomatique pour être précis). Son intention est la démonstration, non la mise en action. Le mot analyse découle de la notion grecque mathema (action de comprendre), qui a ensuite glissé vers les sujets de la vérité (alethêia), de la raison (logos), puis de la méthode droite et fixe (methodos), etc.

Or, l’agir grec d’avant Platon était indissociable de la mètis, cette pensée circonstanciée et ajustée aux situations. J’ai étudié pour la mètis 108 mots, termes et syntagmes grecs, dont l’agchinoia (la manière dont le projet s’ancre profondément dans l’esprit, dont il le pénètre et ce, afin de parer aux évènements), l’eustochia (la sûreté du coup d’œil), plekein (tresser), mēchanàs haimúlas (ensemble des moyens propres à la ruse), pantoporos (élaborer un chemin de ressources), diekplous (se dégager d’une situation), pukinē (pensée dense, touffue, serrée) etc. J’ai été fasciné et étourdi de la richesse des nuances grecques. Je me souviens m’arrêter sur les mots et percevoir toute leur utilité, leur subtilité. Ce sont des mots qui favorisent la qualité de perspicacité dans l’opératoire stratégique, mais aussi, dans notre quotidien et la manière de « naviguer » dans les épreuves de la vie.

Nous avons perdu une ressource incommensurable de pensée en réduisant notre langage aux notions de l’être, de l’analyse, de la démonstration, de la rationalité etc. Car là encore, la rationalité, incomprise, a été associée à l’idée de découper, de séparer (ratio), là où elle signifie l’élimination des effets pléonastiques (rien ne sert de dire je monte en haut, je monte, suffit). Rationnaliser signifie : rechercher le doublon (pléonasme) et l’inutile afin de l’éliminer. Rationnaliser implique de rendre simple.

Cette erreur d’usage a entraîné avec elle toute la chaîne sémantique associée, telle la mesure, ou l’analyse des processus, etc.

Le mot stratégie n’y a pas échappé. Il a été détourné des principes opératoires fondamentaux pour le coloniser des termes de gestion et de psychologie dès le 19ème siècle. Pourtant l’étude des écrits d’Adam Smith, montre encore au 18ème siècle l’usage approprié des mots dextérité et talens (écrit en l’état à l’époque, 1776). C’est pourquoi, stratégie et tactique sont à ce point mélangés et confondus. Pourtant, ils n’ont « rien à voir ».

Il faut comprendre que l’usage d’une suite de mots implique une suite d’images acoustiques. Le maillage des images produit par le cerveau est ce qui conduit à « l’agir ». Si nous entrons les mauvaises images (données/informations), la démonstration aura beau être « belle », le résultat restera en écart avec ce qui aurait dû/pu s’actualiser. Comprendre cela, c’est comprendre et maîtriser l’opératoire stratégique. C’est ce que je nomme, inspiré des travaux d’Édouard Lorentz, la Dépendance Sensitive aux Signifiés et aux Signifiants Initiaux. Modifiez un seul mot et le comportement associé, vous aurez un début d’écart avec ce qui pourrait advenir. Modifiez 3 mots en scindant le signifié (le sens) du signifiant (l’image acoustique), et vous entraînez un effet papillon considérable. Le naturaliste Buffon le dit autrement : « tout édifice bâti sur des idées abstraites est un temple élevé à l’erreur » (in Brachet, 1868, p. VIII).

Notre monde actuel en est, me semble-t-il l’illustration observable.

Pour ma part, j’ai intégré ces notions dans mon quotidien de dirigeant, de chercheur, et d’homme. Cela m’offre un spectre de nuances qui ne se réduit pas à regarder la vie comme on regardait son écran de 480 pixels dans les années 70. Je ne me fixe jamais d’objectif. Cela n’a aucun sens correct. Par contre, j’observe les tendances, les flux, les signaux, puis, j’organise et décide de sorte que je reste au plus près du cours des choses (pour faire simple).

Plus vous densifiez votre sémantique (au sens correct et exact) et les ressources associées, plus vous augmentez votre sens de l’observation, votre capacité à percevoir les nuances. Ainsi, l’opératoire stratégique n’est plus une affaire d’analyse et de mesure, mais de justesse perceptive des flux que rend accessible-disponible la « réalité ». Quand vous retrouvez cette lucidité grâce à la maîtrise de votre langue, vous gagnez en discernement et surtout, vous savez faire la part des « choses » dans ce qui est dit et non-dit : ce que l’on appelle, phronesis, conduire avec prudence (mais sans crainte). Alors, il est possible d’utiliser la technique (tēchnē) juste, c’est-à-dire la manière appropriée à la situation. Accessoirement, vous savez comment traiter les « fake news ».

Observer, tresser, apparier, opérer, actualiser, utile, non-agir, s’ajuster, détecter, potentialiser, évaluer, voici quelques-uns des mots de notre quotidien. On ne regarde plus la vie au travers d’un écran en 480 pixels, mais en 4K, grâce à l’extraordinaire nuance qu’offre la diversité des cultures.

4. Efficacité et Efficience

4.1. Au cœur de l’écart entre les 2 approches.

En synthèse, l’on pourrait résumer ces écarts en disant que l’approche occidentale est basée sur l’efficacité tandis que l’approche chinoise repose sur une recherche d’efficience.

L’efficacité se réfère à l’atteinte de l’objectif. Est-ce à dire que l’approche chinoise ne vise aucun objectif et n’est que dans l’accompagnement de potentiels identifiés ?

Pouvez-vous nous préciser comment cette notion d ’« Objectif » est ou non intégrée dans l’approche chinoise ? 

(Chacun pourra se reporter à votre remarquable analyse du mot « Objectif » à laquelle vous avez consacré un numéro de « J’ai de mots à vous dire ».)  

Puis-je ajuster ? La pensée chinoise recherche l’efficace, mais son modus operandi pour l’actualiser n’est pas le nôtre. Imiter, non-agir, opérer, s’ajuster, dissoudre, encercler, contourner, observer, patienter, déplacer, tirer avantage, etc.,  sont les maîtres mots de l’opératoire stratégique chinois. Là où le vent souffle, l’herbe s’incline nous dit le principe fondateur de la pensée chinoise (wen) qui régit les principes de gouvernance, de stratégie, d’art, etc.

L’efficience désigne l’ensemble des modalités mobilisées pour actualiser le résultat, et non pour atteindre un objectif. D’un côté l’efficace qui escompte l’effet arrêté, de l’autre, l’efficience, l’effect, ce qui se déploie au-delà de l’effet ; telle l’onde de l’eau qui se propage bien après que la pierre a disparue après le « plouf » sonore et localisée.

Le mot objectif, comme je l’ai dit auparavant, est une métaphore qui s’actualise dans notre langage commun à partir de 1857. Il se compose du préfixe « ob », une particule qui ajoute au mot qu’elle sert à former une position en face. Ce préfixe devient op, of, oc suivant la consomme : oppresser, opposer, offenser, officiel, occasion, etc.

Le mot objet signifie « sans nom ». Ces concepts n’existent pas dans la pensée chinoise, parce que le principe même de la finalité est inexistant. Là où nous décomposons le passé, le présent l’avenir, l’Asie parle de procès, de continuum, etc. Là où nous mettons de l’objectif, donc de l’obstruction, ils favorisent l’advenir, l’actualisation, car le préfixe ad. favorise le mouvement. Notre usage de la sémantique est étonnant dans sa capacité de nous freiner : problème (problema), objectif (objectum, l’objet qui se peint sur la rétine), finalité (eidos), analyse (mathema), moi (ego), etc.

L’efficacité est confondue avec la mesure, le mieux, l’idéal, la perfection, le savoir, etc. or l’efficace désigne le local, l’immédiat, ce quoi qui se traite maintenant, la mesure, certes, mais dans ce qu’elle implique d’arrêtée, puisque le propre de la mesure c’est d’être signifiée par un « quoi » (quoi est mesuré là et pourquoi ?).

L’efficace, c’est aussi l’héritage grec de l’héroïsme, vaincre les épreuves, affronter la fortuna pour élever sa virtu (sa virilité, sa force, son effet, etc.), montrer sa force, sa valeur, démontrer son pouvoir, etc.

C’est pourquoi, l’objectif, au sens correct, c’est-à-dire la lentille tournée vers l’objet, a glissé avec l’art militaire vers la ligne objective, puis vers le plan géométral, puis vers le plan en papier d’où l’on planifie la guerre, puis vers l’objectif signifié sur le papier par une croix : la cible qu’il faut détruire. L’objectif = cible à détruire. 

La pensée chinoise se veut pratique et opérante. Elle ne s’encombre pas de l’inutile. Elle ne cherche pas à obscurcir ni à obstruer la vue de l’esprit, c’est peut-être pour cela que sa peinture a préféré explorer les trois lointains[4] (san yuan, 三远; plan, profond, haut) plutôt que de remplir le cadre puis de penser l’organisation des images à partir de la ligne de fuite et de lignes directrices. C’est aussi peut-être pour cela qu’elle a été si prolifique dans ses arts martiaux ou, dans sa médecine traditionnelle. Alors, que dire de son opératoire stratégique…

Nous pourrions reprendre la particule er pour signifier efficacité er efficience.

Prenons pour illustrer une phrase extraite de Sun Tsu, et appréhendons-là, non à partir des traductions souvent inappropriées, car cherchant à coller sur des notions chinoises, des concepts latins psychologisés à partir de la fin du 18ème siècle, mais à partir de la pensée chinoise :

 » Un chef d’armée qualifié demande la victoire à la situation et non à ses subordonnés  » (Sun Tsu, 5, 21).

Que cela signifie-t-il ?

Le chef n’a pas à savoir, on ne lui demande d’être brillant, ni de (tout) connaître. Le chef n’est donc pas celui qui ordonne aux autres par l’usage (abusif) de son rang, de son statut, de son grade. Au contraire, par sa capacité de percer du regard (kui) ce qui au lointain profond (shenyuan) s’amorce, il anticipe le cours des choses (Est-Ouest, dong-xi), sa tendance, alors que ce flux n’est pas encore déterminé, donc ni fixé, ni arrêté. Il n’a pas à projeter son idée sur ce qui « pourrait » arriver, et pourtant sa pensée ne se décolle pas de son regard, lui-même épousant l’expansion (shen) de ce qui est en cours, de sorte qu’il perçoive la transformation (hua). Le chef d’armée ne braille pas ses idées ou son discours aux autres ; il dirige, non du point de vue du grade ou de son QI, mais du point de vue de la position et de l’espace (shi-wei). Il agit de manière circonstanciée, et non-agit de manière appropriée. Diriger est un mot dynamique, ce dernier n’est ni fonctionnel, ni postural.

 

 Cette question de l’objectif est importante pour les occidentaux que nous sommes. Sans objectif comment choisir entre les différents potentiels détectés ? Quelle devient alors la notion de raison d’être et de finalité par exemple d’une entreprise ?

 Ha ! quelle remarque pertinente « sans objectif, comment choisir les différents potentiels détectés » ! Loin de vous contrarier, Louis, permettez-moi de réorganiser cette question en la reformulant : « Sans résultat, comment identifier les potentiels, et sans potentiels, comment actualiser ceux-ci de sorte que ledit résultat m’offre le profit escompté ? » Car, votre phrase implique une chaîne de pensée finalement difficile, puisque l’objectif en tant que métaphore n’est que l’idée d’une fin posée sur un plan. L’objectif au contraire signifie l’intermédiaire entre l’objet observé et l’œil. Je suis donc au mieux l’objectif des autres. Je n’ai pas à choisir un potentiel parmi d’autres, car les potentiels sont toujours cohérents avec le cours des choses. Là où il y une rivière, des collines et des arbres, il y a des chances qu’il y ait du brouillard le matin à l’aube. C’est la configuration des lieux qui favorisent le potentiel. Napoléon l’a utilisé à Austerlitz, mais il l’a oublié pour la campagne de Russie.

L’herbe s’incline parce qu’il y a du vent, le surfeur peut surfer parce que la configuration de la côte, tressée d’une météo favorable offre une qualité de vague qu’il va « épouser ». Or, se fixer un objectif, c’est jeter à la vue un objet de penser qui par principe obstrue les potentiels et leurs tendances. L’objectif se fixe à la vue de l’esprit aussi puissamment que la bernique bretonne se fixe à la roche.

Je pense que le concept de « finalité » de l’entreprise est une erreur fondamentale d’interprétation offert par le mot Riuscita (trait à la technique et à l’adresse) de nos amis italiens. Mot qui se tisse avec Talento, aptitude naturelle. Nous retrouvons, comme je l’ai évoqué, ce principe chez Smith dans son traité des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations et la raison pour laquelle il convient d’identifier là où la dextérité et le talens des personnes produisent un résultat optimal, sans effort.

Le mot finalité, comme son nom l’indique, implique qu’il n’y a rien au-delà de la fin. C’est ici que s’est cristallisée l’idée que la finalité de l’entreprise, ce sont les gains pour les actionnaires, le bilan annuel, le résultat après impôt, l’EBE (excédent brut d’exploitation).

Historiquement, le mot entreprendre implique de produire quelque chose à partir de ses aptitudes naturelles, de beau, d’utile, de durable. Il est indissociable en Europe de l’adresse, de la dextérité et du talens (orthographe originelle du 18ème s.). Même le mot management n’y échappe pas, avec son origine latine maniër (manier) qui signifie : maniable, agile, qui se prête à l’action de la main. L’argent n’était qu’un moyen, pas une finalité. Le temps était donné pour produire, puis le temps a été séquencé, par usage inapproprié de la mathématique, de la mécanique, dont la combinaison a conduit à l’ère des ingénieurs. Cette ère remarquable et utile a pourtant de l’autre, fait perdre tout un pan de notre culture et de moyens dont nous aurions bien besoin de nos jours.

Pour ma part, en tant que dirigeant, le concept de « finalité » n’a jamais pris. L’entreprise est le mot commode pour signifier la structure juridique, financière et morale, mais le principe actif est l’entreprendre. Et entreprendre implique du potentiel, une tendance, un procès en propension perpétuelle. L’entrepreneur épouse le cours des choses, tel le surfeur, épouse la vague. S’il rate, il passe dessous, se fait éjecter, ou… rame.

 4.2. Efficacité et Efficience et leur prolongement sur la notion de performance.

 

Partageant toute l’importance du sens exact des mots qui, faute de l’avoir présent clairement à l’esprit, dévoie notre vision et freine l’action, pouvez vous nous en dire davantage du concept de « performance »? 

(‘L’on pourra se reporter au numéro de 1866 que vous avez consacré au mot «  Performance »)

 

Je propose de prolonger en quelques points ce qui est posé en amont. Le mot performance (performo) signifie littéralement : former entièrement.

Performance est composé du préfixe per, autour, au-delà, à côté, à cause, à l’occasion. Le terme dérive du grec peri, qui veut dire en avant (au sens spatial). Forma signifie donner la forme, la manière de faire quelque chose, la façon d’être conçu, ce qui est formé, façonner complètement. Il a dérivé par l’usage en anglais, des informations sur un cheval de course, utiles aux parieurs. Avec le sport, on lui a attribué l’idée d’intensité conduisant à un résultat exceptionnel, induisant de manière abusive, l’idée que la performance était de produire de l’exception (constamment).

Performer s’apparie au mot bon, au sens du latin bonus : consciencieux dans ses actes, dans l’exercice de son art, doux, humain, indulgent, sage prudent avisé, productif, convenable, etc.

Performer est un mot signifiant la qualité (qualitas) de ce qui est accompli. C’est un mot conclusif où le tressage de compétences et d’habilités actualisent une forme « finale » et entière. Je performe quand je conclue ma production dans « les règles de l’art ».

***

Un grand merci Yve Richez pour cet entretien. Il nous offre une exigeante « mise en face » de ces deux approches. Forts de la prise en compte de ces  » écarts » (puisqu’il y a « écarts » et non « différences ») entre les deux approches, nous aborderons dans notre prochain échange les concepts de « potentiels » et de leur « détection ». A nouveau un grand merci à vous.

***

Notes et références :

 [1] Nicolascu B., La transdisciplinarité, 1996, Editions du Rocher

[2] J’en ai fait une Enquête complète sur Youtube : https://youtu.be/efWQBg45oLo

[3] Richez, 2016, p. 135

[4] Les trois lointains sont proposés par le peintre-lettré Guo Xi, grand peintre d’origine des Song du Nord et grand maîtr

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